135.
Ils attendent, nerveux. Une heure plus tard Fetnat Wade revient, le visage inexpressif.
— Alors, Vicomte ?
— J’ai vu leur grand chef.
— Ismir ?
— En personne. Nous avons palabré. Il a dit textuellement : « Tant que je serai vivant, vous ne pourrez pas être tranquilles si vous ne nous livrez pas la fille. » Il a ajouté : « Une fille pour un chien de compétition, ce n’est pas cher. »
— Et tu as répondu quoi, Vicomte ?
— Qu’on lui donnerait Cassandre.
Kim réagit :
— Tu n’as donc rien négocié pendant tes fameuses palabres ?
— Si, j’ai gagné du temps et c’est cela qui est important. Le temps est notre arme, il me semble, dit-il en désignant le pot de fleur où il a planté le prunier.
— Pourquoi les Albanais t’accorderaient-t-ils du temps ?
— Il faut parler aux gens avec leur langage. J’ai prononcé des phrases qu’ils pouvaient comprendre.
— Quoi ?
— J’ai dit que, pour l’instant, Kim et Orlando avaient attaché la fille nue dans une pièce et qu’ils s’amusaient avec elle.
— Et alors ?
— Ismir m’a lancé un clin d’œil compréhensif et il a accepté d’attendre. Il m’a juste demandé de vous dire quelque chose : « Ne me l’amochez pas trop, ne lui faites pas de marques ou de cicatrices qu’on ne puisse pas camoufler ensuite. » Il a dit que les femmes, c’est comme les voitures, on peut les maquiller pour les rendre présentables pour la vente, mais il y a des pièces cassées qu’on ne peut plus remplacer.
Cassandre n’ose comprendre. Kim secoue la tête :
— Tu as gagné combien de temps ?
— Un mois. Après, je lui ai promis qu’on lui refilerait la fille et que tous ses hommes pourraient lui passer dessus.
Cassandre déglutit.
— C’est ça, ton plan génial ? questionne Orlando un peu dubitatif.
— Non. Je ne suis pas revenu les mains vides, dit-il.
Fetnat Wade sort de la profonde poche de son boubou un petit morceau de tissu noir.
— J’ai pu couper discrètement ce bout de veste à la fin de notre discussion, pendant l’accolade d’au revoir. Suivez-moi !
Tous se retrouvent dans la hutte du sorcier sénégalais.
— Ismir a dit qu’il ne renoncerait pas à la fille tant qu’il sera vivant, hein ? Voilà ce que je vais réparer.
Il cherche dans ses cages et finit par en sélectionner une où se trouve un reptile à écailles jaunes et noires.
— Ce serpent est un trigonocéphale, sa morsure entraîne une mort foudroyante. Je vais le conditionner pour qu’il s’intéresse à l’odeur de notre roi de la traite des Blanches.
Le Sénégalais pose sur le feu un chaudron rempli d’eau. Puis, lorsque l’eau arrive à ébullition, il saisit le serpent avec une longue pince et le dépose dans un sac de plastique, avant de rajouter le morceau de tissu de la veste d’Ismir. Ensuite, il ferme le sac plastique contenant le serpent et le morceau de tissu et le place au-dessus de l’eau bouillante.
— Les serpents sont des animaux à sang froid, ils dorment avec le froid et ils se réveillent avec la chaleur. Mais, pour eux, un excès de chaleur est un supplice insupportable.
Le serpent se met à se débattre dans le sac en donnant de grands coups de queue qui menacent de déchirer le plastique.
— Là, il est très en colère, signale Fetnat. Et il associe ce moment de douleur terrible à l’odeur de la veste d’Ismir. Désormais, la chose qu’il va détester le plus, c’est cette odeur de sueur particulière. Il est conditionné pour tuer Ismir. Et il le fera.
C’est exactement ce qui a été accompli sur moi. On m’a conditionnée pour être obsédée par le futur. Comme on conditionne ce serpent à être obsédé par l’odeur de la sueur du chef des Albanais.
Ce reptile aussi ne réfléchit plus normalement. Sa vie est focalisée sur cet enjeu précis.
— Voilà, j’ai terminé d’armer mon missile à tête chercheuse, annonce le sorcier africain.
Il ouvre le sac et l’animal ouvre la gueule, les narines frémissantes, à la recherche de l’odeur maudite. Puis il rampe à toute vitesse vers l’est.
— Ce qu’Ismir ne sait pas, c’est que son futur est désormais écrit. À partir de cet instant, il est déjà mort.